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Blog d'un obscur auteur asperger amateur atteint de graphorrhée où on rencontre des jeunes filles fuligineuses, des nains de jardin érudits, des clavecinistes asociaux et des Gainsbourg uchroniques...

Ciel de Suie - Chapitre 6 (première partie) - Où Sophie Freux de la Fuligineuse passe de l'humain au divin -

Le démon du réveil s’abattit sur Sophie Freux comme la hache du bourreau s’abat sur le cou laiteux de l’innocent : avec brutalité.

Elle s’extirpa du moelleux piège qui lui tenait lieu de lit et alla jeter un coup d’œil par la fenêtre de sa chambre afin de constater si, oui ou non, le spectacle urbain auquel elle était habituée avait subi des changements notoires.

A première vue, tout était normal, car par cette belle et nouvelle matinée baignée de lampyrotechnie, tout ce que le regard pouvait embrasser d’Exochome Quadripustule répondait à la formule suivante: corbeaux assommés+gens déprimés+ciel fermé=Cacoxène.

Voilà qui était tristement rassurant pour la jeune fille de suie.

De son balcon, elle suivait les divagations pédestres des fantômes peuplant la rue en contrebas.

Tous se dirigeaient vers leurs occupations pathétiques et préférées : boire jusqu’à la lie l’intégralité des liqueurs hydropodiques, errer dans les rues à l’infini ou attendre en pleurant la tombée de la nuit et l’arrivée de l’oubli.

Voir ce divertissant déversement d’hommes et de femmes usés lui remettait en mémoire les évènements de la veille : mirabelle, musique et mystères se rappelaient à son bon souvenir.

Une nouvelle fois, elle était perdue dans ses pensées, s’évertuant à retracer un itinéraire onirique connu d’elle seule.

Pendant ce temps, un ange en profitait pour colmater quelques brèches dans l’immense édifice du souvenir de Sophie Freux de la Fuligineuse.

Contre toute attente, il parvint à mener à bien son entreprise, laissant le passage libre à une pléthore de points d’interrogation qui vinrent frapper le cortex de la six-cordiste.

C’était comme si un dieu récemment initié à la guitare avait décidé de décocher un accord au son surpuissant dans le seul but de briser le verre qui emprisonnait la mémoire de notre instrumentiste.

Bref, la jeune fille aux cheveux couleur charbon se rappelait dans les moindres détails le déroulement de la journée précédente, ce qui, cacoxènement parlant, était tout à fait impensable.

Elle n’en revenait pas.

Le quotidien s’en trouvait transformé : chaque chose, si insignifiante fut-elle, était prétexte à des émerveillements sans fin et sans fond.

Il fallait qu’elle tire au clair ce miracle et cette péripétie.

Il fallait qu’elle aille rejoindre ses amis.

Il fallait qu’elle sorte.

C’était donc après avoir effectué ses ablutions matinales, car elle était un personnage principal très au fait de l’hygiène corporelle, que Sophie, munie de l’ouvrage vierge de toute écriture de Théophile de la Létalie, fit résonner ses sandales d’ébène sur les rutilants pavés de la cité dépourvue de moyens mnémotechniques.

Si Pierre Corneille de la Crave n’avait pas été en train de se perdre dans les brumes de son sommeil, il aurait trouvé qu’en ce début de journée de souvenir total, sa compagne de cordes était resplendissante comme jamais, les cheveux en bataille et le sac en bandoulière.

Il aurait même pu s’en rendre compte par lui-même si un obstacle inopiné n’avait pas pointé le bout de son nez et tout ce qui va avec.

Tout cela pour dire que l’objet d’admiration et de terreur du sieur Corneille, qui était en train de courir à une vitesse supersonique dans les rues et ruelles d’une ville dont le nom mériterait d’être oublié, fut bientôt stoppée net dans sa course et dans son enthousiasme par un olibrius du plus bel acabit, allongé à même le sol et qui semblait dormir paisiblement.

Après avoir effectué un dérapage contrôlé du plus bel effet, Sophie Freux de la Fuligineuse se mit à l’observer de manière plus détaillée.

Il était maigre, de taille moyenne et entièrement vêtu de noir : de ses chaussures jusqu’à son col de chemise en passant par son imperméable et ses mitaines, il n’était que ténèbres.

Les bras en croix et les jambes droites comme des pylônes lampyrotechniques, on aurait dit qu’il était plongé dans une profonde méditation.

Cet exercice spirituel d’un genre inconnu ne l’empêchait pas d’arborer un petit sourire malicieux qui flottait au milieu des étendues sombre de son rasage approximatif, impression de malice étrangement accentuée par de fines lunettes et par un bonnet qui couronnait un incroyable enchevêtrement de grosses tresses aussi affreuses que sales.

A côté de lui, était posée une fine canne à pommeau d’un noir et d’un jaune défiant toute tentative de description et qui semblait d’une grande valeur.

Interloquée, Sophie se demanda bien ce qu’un homme d’âge mûr et jouissant d’un certain statut social (sans doute un habitant de la ville haute) pouvait bien faire dans cet endroit et dans cette position.

Malgré ses vêtements d’un raffinement indéniable, elle trouvait qu’il avait l’air d’un clochard de luxe.

Comment s’était-il retrouvé ici ?

Par mégarde ?

Par manque de chance ?

Les deux à la fois ?

Le mystère était total.

En tous cas, c’était un cataleptique fort comique et la jeune fille de suie, toute à sa joie mémorielle, le trouva immédiatement sympathique, même s’il lui bloquait le passage.

Intriguée, elle se pencha légèrement sur sa personne afin de s’assurer que son apparente rigidité n’avait rien de cadavérique.

Les narines de l’homme s’animèrent d’un imperceptible mouvement.

Soudain, ses yeux s’ouvrirent et Sophie, terrifiée, tressaillit.

« Bonjour, mademoiselle de la Fuligineuse ! Belle journée, n’est-ce pas ? » dit le ressuscité en se relevant et en collant son visage au plus près de celui de son interlocutrice.

Celle-ci, avec une expression pleine de surprise et de colère, eut un mouvement de recul plus rapide que la rapidité elle-même.

L’énergumène était maintenant debout, s’époussetant et réajustant ses vêtements : il avait reprit sa curieuse canne et fixait d’un air pénétrant et pénétré notre six-cordiste qui, pour le moment, n’en menait pas plus long que large.

Pendant ces quelques opérations, il ne s’était pas départi une seule seconde de son sourire malicieux.

Mademoiselle de la Fuligineuse était face à lui, immobile, les poings serrés, les lèvres mordues et inaugurant avec son regard ce que les générations futures désigneraient sous le nom de balistique oculaire .

Dire qu’elle était de bonne humeur était au-dessous de la vérité et au-dessus du mensonge.

Il ne fut donc pas étonnant de l’entendre bredouiller les mots qui suivirent avec un peu de foudre au fond de la voix :

« Qui… Qui êtes-vous ? Que… Que me voulez-vous ? »

A ces mots, l’apostrophé se frappa le front avec une telle violence qu’on aurait cru qu’il venait de retrouver à l’instant même quelque chose de tout à fait essentiel et qu’il avait oublié pendant, au moins, trois mille cinq cents ans. Heureusement, la réalité était tout autre :

« Veuillez m’excuser, je manque à tous mes devoirs ! Me présenter à une jeune fille telle que vous, ma-de-moi-selle de la Fuligineuse, aurait du être mon premier élan ! Vraiment… Quel goujat je fais ! C’est pourquoi, je ne vais pas vous cacher plus longtemps mon identité, identité qui, d’ailleurs, ne gagne rien à être dissimulée car, voyez-vous je ne suis pas en mission, comme on pourrait, trop vite, être tenté de le croire et… »

Sophie, qui retrouvait peu à peu l’usage de sa nature profonde à l’écoute de ce drôle de personnage le coupa net dans ses envolées avec une question acérée :

« Comment vous appelez-vous ?

_ Zygène de la Filipendule, dit l’ostrogoth tout-à-trac et sans être le moins du monde décontenancé, enchanté de vous connaître ! »

Et effectuant sans prévenir une chorégraphie dont il avait le secret et l’exclusivité, ledit Zygène de la Filipendule se retrouva à genoux devant Sophie Freux de la Fuligineuse avec l’intention manifeste de lui saisir une main et de l’embrasser.

L’intéressée, peu habituée et peu encline à tant de chaleur et d’empressement, ne put trouver comme seule réponse qu’une subtile torsion de la main de son nouvel admirateur, ce qui eut pour effet d’arracher à ce dernier un léger cri de douleur.

Malgré tout, il ne lui en tint pas rigueur :

« Une réaction autre de votre part m’aurait étonné ! Vous êtes bien comme je me l’imaginais ! Je vais donc devoir faire plus attention désormais ! » dit-il en secouant sa main meurtrie.

_ Comment me connaissez-vous ? Que faisiez-vous allongé par terre ? demanda une Sophie Freux en mode mitraillette interrogative.

_ En ce qui concerne votre première question, je ne peux pas vous répondre, car ce serait trop long et trop compliqué à vous expliquer. Par contre, en ce qui concerne votre seconde question, je peux vous satisfaire : c’est tout simplement le seul moyen que j’ai trouvé pour pouvoir entrer en contact avec vous ! Face à votre furie pédestre, je n’ai eu d’autre solution que de me mettre en travers de votre route. Sinon, je serais encore en train de vous courir après ! Mais là n’est pas le propos, car je suis là pour autre chose !

_ Pour autre chose ? Et quoi donc ? demanda une Sophie à présent plus curieuse qu’en colère.

_ Une chose qui nous dépasse, chère Sophie Freux de la Fuligineuse !

_ Vous avez tout dit et vous n’avez rien dit, mon-sieur de la Filipendule, répliqua-t-elle avec un ton rien moins que moqueur, soyez donc plus précis !

_ Comme vous voudrez ! »

L’être loufoque nommé Zygène de la Filipendule rangea sans crier gare son malicieux sourire dans sa poche, et prit une pose spécialement adaptée aux cruciales révélations, le tout ponctué par moult raclements de gorge :

« Eh bien, chère Sophie Freux de la Fuligineuse, sachez tout d’abord que je ne suis pas sans savoir que ce début de journée vous a vu recouvrir l’intégralité de vos capacités intellectuelles et mémorielles, ce qui dans une ville comme Cacoxène est tout bonnement impossible si on se cantonne strictement au domaine de l’humain. Or, cela vous est arrivé : vous êtes donc passée, sans que vous ne puissiez rien y faire, de l’impossible au possible, basculant par là même de l’humain au divin ! »

Ecoutant avec attention la rigoureuse démonstration de son interlocuteur, Sophie paraissait impassible mais, en réalité, elle était en phase terminale de stupéfaction mortelle.

Elle réunit donc tout son bon sens disponible pour pouvoir dire :

« Excusez-moi, mais je ne comprends rien à ce que vous dites, et puis comment savez-vous que…

_ S’il vous plaît, ne m’interrompez pas, mademoiselle de la Fuligineuse, coupa poliment mais sèchement le farfelu de la Filipendule, et écoutez donc ce que j’ai à vous dire ! Où en étais-je ? Ah oui… ! Ensuite, sachez que je ne suis pas sans ignorer non plus que vous avez en votre possession, et ce depuis environ deux chapitres, un livre plus que précieux et plus qu’important qui appartient à un certain Théophile de la Létalie, livre qui vous a sans doute étonné par sa capacité à se remplir ou a se vider de son contenu, et qui vous a été prêté par une étrange bibliothécaire du nom de Meredith de Malemort. »

Décidément, ce Zygène possédait le don de divination, et mille questions se suivaient en ordre serré dans le cerveau de Sophie, comme des véhicules victimes d’heures de pointes cérébrales.

Son bon sens lui échappa presque quand elle se risqua à dire :

« Vous semblez connaître beaucoup de choses sur moi, mais je ne vois pas ce que…

_ S’il vous plaît, veuillez ne pas m’interrompre avant la fin de ma démonstration ! Hum… Vous alliez sûrement me demander quel pouvait être le rapport entre ce qui vous est arrivé et le fait d’être passée de l’humain au divin, n’est-ce pas ? J’allais y venir ! Soyez patiente et sachez encore que ne suis pas sans ignorer non plus votre méfiance pour ladite Meredith de Malemort et…

_ Et alors ?

_ Et alors, c’est là que vos ennuis commencent, malheureuse !

_ Je vous demande pardon ?

_ Je vous dis que c’est là que vos ennuis commencent, car Meredith de Malemort est tout sauf une simple bibliothécaire !

_ Tout sauf une simple bibliothécaire ? A qui ai-je l’honneur alors ?

_ A une pièce essentielle et manquante de Cacoxène !

_ Je ne vois pas du tout où vous voulez en venir !

_ Vous voyez la Hiérothèque ?

_ Vous voulez parler de ce grand temple vide de dieu et plein d’idiots en costumes sacerdotaux ?

_ Détrompez-vous, ce temple n’est pas si vide qu’il en a l’air !

_ Que voulez-vous dire par là ?

_ Je veux tout simplement dire que Meredith de Malemort est la personne la plus indiquée pour remplir ce vide car elle n’est autre que le dieu inconnu de Cacoxène, le grand dieu pourvoyeur d’amnésie, et par vos désirs insensés, vous avez réussi à attirer son attention ! »

Sophie n’avait plus l’envie ni les moyens d’interrompre Zygène de la Filipendule, car elle se noyait maintenant dans la mer intérieure de ses interrogations, manquant plusieurs fois de sombrer corps et bien en tentant de se raccrocher désespérément aux quelques éclaircissements apportés par son interlocuteur.

Elle comprenait à présent pourquoi Meredith de Malemort lui inspirait tant de méfiance, pourquoi une telle atmosphère flottait autour d’elle et pourquoi ses amis paraissaient envoûtés et vidés de leur sève verbale corrosive.

Qui pourrait lutter à armes égales contre une déesse ?

Personne.

Et pourtant, cette déesse en avait après elle !

Avait-elle provoqué son courroux ou sa curiosité ?

Pour l’instant, c’était le flou artistique et métaphysique, et les révélations du zélé Zygène étaient tellement incroyables qu’on ne savait plus si elles étaient inquiétantes ou rassurantes.

Elles pouvaient être rassurantes car les changements qui s’étaient opérés dans la vie de Sophie devenaient explicables : livre au contenu perdu et mémoire retrouvée étaient dus à la déesse rusée.

Elles étaient inquiétantes car en fournissant une issue à sa vie, elles l’obligeaient à se risquer sur une route sombre dont personne ne connaissait le tracé exact.

Et ce Zygène de la Filipendule, que venait-il faire dans tout ça ?

N’était-il pas là pour la tromper lui aussi ?

En tout cas, Sophie n’allait pas se laisser impressionner plus longtemps par une divinité ou un devin délirant !

Et puis, tous ces changements, tous ces bouleversements et ces perturbations n’étaient-elles pas les portes de sortie qu’elle avait toujours cherchées et espérées ?

Le feu des questions lui brûlait les lèvres :

« Et vous, monsieur de la Filipendule, qu’attendez-vous de moi, maintenant que me voilà responsable de l’irréparable ? reprit-elle avec une voix où le cynisme cédait le pas à l’hésitation.

_ Moi ? Mais je n’attends rien de vous ! C’est vous qui avez tout à attendre de moi ! Je suis ici dans le seul but de vous sortir de ce mauvais pas ! Maintenant que vous avez suscité l’intérêt de Meredith de Malemort, vous n’êtes plus en sécurité à Cacoxène ! Vous devez fuir !

_ Et mes amis ?

_ Vous voulez sans doute parler des dénommés Pierre Corneille de la Crave, Charles Cros de la Ravenne et Charlotte Choucas des Tours ?

_ Que…

_ Oubliez-les ! Enfin, je ne devrais pas m’exprimer ainsi, puisque c’est eux qui vont vous oublier !

_ Que… Que voulez-vous dire ?!

_ Encore l’influence pernicieuse de Meredith de Malemort, que voulez-vous… Je ne sais pas ce qu’elle vous veut exactement mais ce qui ne fait pas de doute, c’est qu’elle va chercher à vous isoler par tous les moyens, y compris en effaçant la mémoire de vos amis ! »

Sophie essayait de garder son sang-froid devant cette affreuse perspective :

« Alors, il ne me reste plus qu’à fuir ? lança-t-elle comme une boutade.

_ Vous avez tout compris, mademoiselle de la Fuligineuse, il ne vous reste plus qu’à fuir ! Vous êtes passée de l’autre côté maintenant, il va falloir faire face à votre destin ! Mais rassurez-vous, je suis là pour vous guider ! »

Il n’y avait rien de rassurant dans cette dernière remarque et Sophie ne savait plus quelle attitude adopter :

« Et si je décide de rester ici ?

_ Eh bien, il y a fort à parier que notre délicate divinité vous mette face à vous-même d’une façon fort déplaisante et même fatale ! dit tranquillement l’homme au bonnet noir.

_ Me mettre face à moi-même ?! Et de quelle manière ?

_ De quelle manière ? Je n’en sais strictement rien, mais ceux qui avant vous ont eu à subir ce sort ne sont plus là pour en parler ! »

La jeune fille réfléchit longuement.

Enfin, elle prit la parole :

« Si je m’en réfère à vos paroles, je n’ai plus que deux solutions à ma disposition : ou aller de de moi-même vers l’inconnu, ou l’attendre tranquillement ! dit Sophie Freux avec un sang tellement froid qu’il n’aurait pas fallu grand-chose pour le transformer en azote liquide.

_ Je crois que je n’ai plus rien à ajouter, mademoiselle de la Fuligineuse, vous avez parfaitement compris la situation ! Maintenant, il s’agit de ne pas traîner trop longtemps dans les parages, on ne sait pas sur qui on peut tomber au détour d’une rue… »

Ciel de Suie - Chapitre 6 (première partie) - Où Sophie Freux de la Fuligineuse passe de l'humain au divin -
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